Qui doit comprendre les causes du chômage (10 mars 2022)

Le succès de la bande dessinée « Le choix du chômage », parue en mars 2021, est rassurant. Les auteurs, Benoît Collombat et Damien Cuvillier, ainsi que Ken Loach, qui en a signé la préface, ont démontré qu’il était possible de mentionner le mot « chômage » sur une couverture sans faire fuir des lecteurs. Il était temps que cela change.

On comprend aussi, en lisant cette enquête d’excellente qualité, pourquoi les grands décideurs de l’économie française n’ont jamais eu intérêt à demander la grande explication des causes du chômage que nous sommes en droit d’attendre. Que ce soit de bon gré ou à contrecœur, tous ont été manifestement convaincus d’avoir fait le « choix du chômage ».

Poursuivre l’enquête

Pourtant, l’enquête de Benoît Collombat et Damien Cuvillier, qui souligne l’importance décisive des représentations idéologiques, invoque surtout la dimension macro-économique du problème, et oublie bien d’autres facettes. Qu’en est-il des choix éducatifs, de la formation, du logement, des dynamiques propres aux bassins d’emploi ? La liste des points à traiter pour produire une explication des causes du chômage dépasse très largement le cadre de cette bande dessinée.

Il faut donc poursuivre l’enquête, enquête d’autant plus importante que le chômage est au « cœur des violences économiques » comme le rappel justement le sous-titre de la bande dessinée : « De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique ».

Aussi demander à comprendre les causes du chômage aurait dû être reconnu comme un impératif stratégique, tant pour la conduite des politiques économiques et sociales nationales que pour l’action diplomatique européenne et internationale. Encore faut-il pouvoir mobiliser des enquêteurs.

Le second mystère des causes du chômage

C’est là le second mystère qui se cache derrière celui des causes du chômage : pourquoi n’y a-t-il pas eu, jusqu’à présent, un véritable travail d’enquête sur les causes de cette situation que la France connaît depuis plus de 40 ans ? Qui aurait dû se charger l’enquête ? C’est ce second mystère que nous souhaitons enfin ici dévoiler, au-delà de l’indice révélé par la bande dessinée de Benoit Collombat et Damien Cuvillier.

En effet, pour la grande majorité de nos concitoyens, le présupposé de la question est bien difficile à reconnaître. Comment imaginer que personne n’ait déjà entrepris un tel travail ? Comment cela pourrait-il être possible, alors que le chômage est si régulièrement mis en avant dans le champs politique et médiatique ?

En revanche, pour la minuscule fraction des experts les plus avertis, la situation se présente de façon diamétralement opposée.  Pour eux, expliquer les causes du chômage pour elles-mêmes, indépendamment de l’évaluation de l’impact d’une mesure ou d’une politique particulière, serait une tâche impossible. Aussi ne faudrait-il pas s’étonner de l’absence d’essai d’explication. Les possibilités d’explications seraient si nombreuses que tout essai serait vain : « avec des si on pourrait mettre Paris en bouteille », pensent-ils.

Ce que « comprendre les causes du chômage » veut dire

Pour sortir de ces deux impasses vers lesquelles nous sommes constamment ramenés, il suffit de préciser ce que nous voulons comprendre. Ainsi, « comprendre les causes du chômage », c’est redonner du sens à notre histoire commune comme à nos histoires individuelles,

  • Soit en repérant les occasions manquées en France pour rester ou revenir au plein emploi, selon que l’on prend comme point de départ 1960, 1980, 2000 ou toute autre année.
  • Soit en s’expliquant pourquoi, en aucune manière, ces occasions ne pouvaient survenir.

Le périmètre des connaissances à mobiliser et à questionner implique potentiellement des investigations gigantesques. Même en excluant les explications intrinsèquement incohérentes, le gisement des explications possibles reste quasi-infini.

La dimension impressionnante du travail à mener ne doit pas cependant masquer sa singularité : l’enjeu est en effet de proposer, parmi l’infinité des explications possibles, les plus pertinentes d’entre elles. Comment juger de cette pertinence ? Sur quels critères ?

Face à cette difficulté, deux attitudes sont possibles :

  • Soit en estime que la justification doit uniquement se faire sur une base scientifique, mais alors on ne parvient pas à limiter le champ de possibles, ce qui conduit au renoncement. A quoi bon en effet se lancer dans un travail de caractérisation des explications des causes du chômage si on le sait à l’avance inachevable ?
  • Soit on estime qu’on peut et qu’on doit ajouter d’autres critères pour diminuer le nombre infini des explications possibles, même si ce ne sont pas seulement des considérations scientifiques qui déterminent ces critères.

Définir les scénarios contrefactuels, une question inévitable

Pour illustrer la difficulté, prenons l’exemple de l’arrivée des femmes sur le marché du travail, où les deux principales options sont les suivantes :

  • Soit prendre comme situation de référence la situation antérieure, et la sous-question à travailler devient « que ce serait-il passé si les femmes étaient restées au foyer ? »,
  • Soit considérer que l’hypothèse d’une stagnation culturelle de la société française n’est pas pertinente, la sortie des femmes de la population inactive étant inéluctable du point de vue des tendances de la société française. Il faut alors chercher à élaborer de nouveaux scénarios, plus pertinents.

 

Trouver d’autres scénarios contrefactuels.

Serons-nous d’accord par exemple pour examiner l’hypothèse de politiques sociales encourageant efficacement (donc de façon assez massive) l’arrivée d’hommes au foyer ? A partir de quelle année ? 1968, 1981 ?

La méthode de l’association DPCC, association créée en 2018 pour rendre possible un Diagnostic Partagé sur les Causes du Chômage en France et pour promouvoir à partir de là un « GIEC du chômage », est née de cette nécessité pratique. Pour toute une gamme de questions, il est nécessaire de débattre pour décider non pas de ce qui est vrai ou faux mais de ce qui est préférable ou moins préférable au vu des connaissances dont on dispose et de ce qui, potentiellement, nous intéresse. En reconnaissant nous-même notre subjectivité, la possibilité d’élaborer une explication pertinente, utile, non pas « vraie » mais « pas fausse », s’ouvre à nous.

Ainsi, la production d’une explication des causes du chômage ne peut se passer de sciences (sociales, économiques, histoire…), mais la science ne suffit pas. Il nous faut organiser un processus complémentaire de sélection des explications les plus pertinentes avec celles et ceux qui souhaitent comprendre les causes du chômage.

On résout ainsi doublement le problème :

  • Sur un plan pratique, on pose des limites à un travail qui sinon serait sans fin.
  • Sur le plan qualitatif, on maximise la possibilité que l’explication apportée intéresse réellement celles et ceux qui souhaitent comprendre les causes du chômage.

 

Aucune institution ni aucun Think Tank ne peut produire « en chambre » l’explication des causes du chômage.

On comprend ainsi pourquoi aucun organisme de recherche ne pouvait à lui seul prendre en charge le sujet. L’échec, il y a 14 ans, de l’autosaisine du Conseil d’Orientation pour l’Emploi pour produire un « Rapport sur les causes du chômage », rapport laissé sans suite, aura été l’exception qui confirme la règle. Sans espace de discussions au sein d’une communauté de demandeurs d’explication issus de milieux économiques et sociaux variés, il est impossible de produire une explication pertinente.

Pour sa part, l’association DPCC fait évoluer régulièrement un cahier des charges à destination de futurs producteurs d’explication. Ce cahier des charges synthétise les questions des premiers demandeurs d’explications et propose une méthode optionnelle garantissant la production d’une explication consistante dans un délai raisonnable. La version 2022 du projet de cahier des charges a été actualisée en février.

Mobiliser différents collèges de demandeurs d’explications

L’association DPCC souhaite désormais ouvrir de nouveaux espaces de discussions et d’échanges, car c’est là finalement le principal obstacle à lever : si nous souhaitons partager l’explication des causes du chômage, qui doit se ranger derrière le « nous » ? Toutes celles et ceux qui ont connu le marché du travail en France ? Les demandeurs d’emploi ? Les associations d’aide aux chômeurs ? Les membres de la convention citoyenne pour le climat déjà tirées au sort ? Des « citoyens lambda » ? Les députés ? Les sénateurs ? L’ensemble des membres du Conseil Economique, Social et Environnemental ? Uniquement les membres de sa section travail et emploi ? Des experts du monde de l’emploi et de la formation qui souhaiteraient participer intuitu personae ? Les acteurs du dialogue social interprofessionnel ? Ceux du dialogue social par branche ? Les maisons de l’emploi ?

Différentes pistes sont possibles pour construire des collectifs de demandeurs d’explication et organiser la relation entre demandeurs et producteurs d’explications. Nous suggérons en particulier la formation de différents collèges de demandeurs d’explication, une organisation inter-collèges se chargeant d’intégrer l’ensemble des attentes de demandeurs d’explications à destination de futurs producteurs d’explications dans une nouvelle version de cahier des charges.

Retricoter le tissu social de la nation

Même si on ne peut espérer une explication des causes du chômage « chimiquement pure », la construction d’un collectif de demandeurs d’explication s’appuyant sur une base sociale large et diversifiée sera indispensable pour légitimer les critères et donc la sélection des explications les plus pertinentes parmi l’infinité des explications possibles.

Le processus évidemment ne sera pas neutre : placée en dehors des débats sur les « solutions », la recherche d’un diagnostic partagé sur les causes du chômage est aussi une opportunité pour inscrire l’emploi dans un enjeu de recherche de l’intérêt général, pour redonner de la substance au rôle des corps intermédiaires, et pour surmonter la défiance entre experts et citoyens. Une opportunité aussi pour démontrer aux autres pays la possibilité de retricoter le tissu social de toute nation, sans chercher des boucs émissaires.